Liste des livres de la collection APRES L'EFFONDREMENT

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Chapitre 1

Dans le silence de l’espace profond, l’intelligence artificielle de l’Arche, qui a veillé sur les sarcophages des cent-mille colons, active la fin de la cryogénie. Le cycle du long sommeil est terminé. Les cent-mille âmes endormies sont réveillées quartier par quartier, en fonction de leur compétence et de leur rang. Magonia, nouvelle Terre, la destination programmée avant le voyage par le Consortium international n’est plus qu’à quelques heures de vol spatial. Ici, à bord de la luxueuse Arche de France, la dernière arche terrienne à s’être extraite de la gravité, tout n’est que calme et sérénité. Le monde tel qu’ils l’ont connu n’existe plus, pulvérisé par une comète qui a provoqué une nouvelle ère glaciaire comme celle du Dryas récent. Les rares habitants qui ont eu la chance de quitter la planète bleue sont désormais les seuls représentants de l’espèce humaine. La Terre, berceau de l’humanité, a subi sa sixième extinction de masse. Et avec elle, les milliards d’êtres humains qui la peuplait.

L’immense Arche noire flotte dans le vide intersidéral.

Pour simuler l’effet de la gravité, elle tournoie lentement sur elle-même. Sur sa coque, elle arbore discrètement les couleurs de son pays d’origine, la France, bardée du logo de la sixième armée, spécialisée dans l’espace, sous la bannière du Magonia Consortium, qui a conçu ces vaisseaux révolutionnaires. Les milliers de boîtes hermétiques collées les unes aux autres dans cet immense tube d’alliages métalliques, se réveillent lentement. Des messages rassurants enregistrés bien avant leur départ, et une musique apaisante, accueillent les voyageurs de l’espace en douceur.

A l’écart, dans une salle médicale qui possède une dizaine de sarcophages cryogéniques vides, un petit garçon brun de sept ans est endormi dans la pénombre. Il a passé tout le voyage ici, nu et seul, dans le silence absolu de sa bulle protectrice. Le liquide qui l’entourait s’est complètement évacué par les tuyaux d’aspiration latéraux. Sa trachée, ses yeux et ses oreilles ont été protégés du froid mordant par un appareillage fixé sur son visage.

Il ouvre les yeux pendant que son corps est inondé d’une douce chaleur.

Le tout premier visage qu’il aperçoit est un robot humanoïde à l’expression bienveillante - il a été pensé pour rassurer les enfants, comme les parents - et la lumière ambiante reste dans la pénombre pour ne pas le brusquer. Il effectue des tests sur son corps endolori, en posant délicatement des petites sondes munies de tampons doux. La réponse est positive car ça le chatouille. La machine lui retire ensuite lentement le tube serré dans sa bouche et la gouttière qui l'empêchait de se mordre, pendant qu’un autre bras mécanique lui caresse les cheveux. Instinctivement, comme s’il avait flairé un danger, l’enfant s'assoit aussi rapidement qu’il peut. Le robot laqué de blanc l’observe sans bouger, et finit par lui tendre un caleçon propre et blanc, qu’il s’empresse d’enfiler le plus rapidement possible. Pendant ce temps, le robot-infirmier a préparé un verre d’eau et attend.

L’enfant a soif.

Il a la bouche pâteuse, et la tête lui tourne. Cette eau minérale bien fraîche lui fera le plus grand bien. Doucement, il avance son bras vers cette machine qui semble d’une patience infinie. Le petit garçon est fasciné. L’eau est d’une pureté parfaite et elle a bon goût.

— Merci… robot, dit-il d’une petite voix grêle.

— Je t’en prie, à ton service, Elon, dit le robot laqué de blanc tout en lui tendant des vêtements, une tenue anti-radiation ajustable et des chaussures neuves à laçage automatique.

— Tu connais mon prénom ? Où suis-je ?

— Oui. À l’infirmerie.

L’enfant est seul et croit reconnaître l’infirmerie dans laquelle il s’est endormi la veille. La lumière ambiante s’adapte à son réveil et éclaire un peu plus la pièce.  Les murs de ce lieu sont parfaitement blancs, ou gris. Rien ne dépasse. Tout brille. Combien de temps a-t-il dormi ? Son regard est attiré par la seule fenêtre de la pièce. Elle est noire, il n’y a rien à voir mais il a cru apercevoir quelque chose bouger grâce à sa vision périphérique développée. L’enfant est jeune mais il est doté de réflexes de survie et de chasse. À l’affût, il la fixe longuement. Soudain, ronde et bleue une planète apparaît dans le hublot pour disparaître aussitôt. Fasciné par sa rotation, il n’a pas entendu entrer une femme médecin, de chair et d’os, marcher à pas feutrés.

L’enfant sursaute et se met sur la défensive.

La femme médecin lui lance un grand sourire.

Elle connaît aussi son prénom.

— Bonjour Elon, comment vas-tu ? Bienvenue dans le Nouveau Monde. Tu as de la chance. Ton réveil s’est bien passé ? Souffres-tu quelque part ?

D’abord apeuré par l’irruption de cette adulte étrangère, Elon est rassuré par son sourire bienveillant. « Oui, j’ai de la chance » se dit-il en l’observant s’occuper tendrement de lui. Ses gestes sont doux et souples. Lui est un enfant sauvage, il ne supporte pas qu’on le touche. Il faut l’apprivoiser. Elle porte une natte et ses cheveux roux sont noués à la perfection. Elle sent bon la fleur.  Elle est jolie. Elle a la peau claire, sans aucune blessure ni cicatrice. Ses yeux sont jaune et vert. Ses mains à lui, pourtant si jeunes, ont déjà tant été meurtries.

— Madame, est-ce qu’on sait ce qui est arrivé aux gens de la Terre ?

— Je suis confuse… personne ne t’a prévenu avant qu’on t’endorme ? Attends une seconde, j’accède à ton dossier. C’est vrai que tu es un cas très particulier, précise-t-elle avec un petit sourire en coin. Alors… Tu n’as pas encore de numéro, mais nous t’en avons attribué un provisoire. Sans ce numéro, l’intelligence artificielle de l’Arche t’aurait déjà tué. Tu as été placé ici en quarantaine. Nous te mettrons bientôt ta nouvelle puce, mais ne t’inquiète pas, ça ne fera aucun mal.

Elon n’est pas sûr d’avoir tout suivi, il n’a compris qu’un mot sur deux.

— En quarantaine ?

— Oui, tu ne viens pas de notre Cité. Nous t’avons recueilli ici. Tu ne t’en souviens pas ?

Elle marque une pause, cherche ses mots pour ne pas le blesser et atténuer la souffrance qu’il va vivre en apprenant la vérité. Les yeux vert et jaune de la femme médecin fixent longuement le regard du petit garçon.

— Elon, écoute... Ce que je vais te dire va sûrement te faire du mal, mais tu dois être avec nous, ici, dans le monde réel. Tu n’as pas été entraîné à ça et je veux absolument t’éviter une dissociation. Tu vas m’écouter bien calmement. Regarde-moi bien dans les yeux.

Elle marque encore une pause et parle d’une voix douce, en ne lâchant pas une seconde son regard.

— Les gens que tu connaissais sur Terre sont tous morts… depuis très longtemps.

— Madame, combien, combien de temps j’ai dormi ?

— Mille deux cent quatre-vingt-quatre ans, comme tout le monde ici.

C’est à ce moment-là qu’il s’est évanoui. Ce n’est pas tous les jours qu’on renaît, car c’est bien de cela dont il s’agit. Tous les passagers de l’Arche vivent une seconde naissance, et pour certains le choc émotionnel et psychologique est tellement intense, que même entraînés, les risques de crise cardiaque sont extrêmement élevés. C’est pour cette raison qu’une des lois fondamentales de l’Arche a été de faire partir en priorité des familles entières, sans les séparer.

Lorsqu’Elon reprend ses esprits, il est allongé sur un lit moelleux, dans une chambre, entouré par d’autres enfants du même âge que lui, mais en bien meilleure forme. Leur peau est rose, ou marron, sans aucune imperfection, et leurs cheveux bien coiffés, brillent. Lui n’est qu’un petit rat fripé. C’est ce qui arrive quand on n’a connu que le manque, la maladie, la faim, et les morsures indélébiles de la cruauté des hommes.

— Il se réveille ! Fait l’un des petits garçons, le plus courageux, avec la peau marron.

— Où, où sont les gens qui étaient avec moi ? Des adultes ! Ils m’ont sauvé, je veux les voir, maintenant ! S’emporte Elon.

Visiblement, la petite troupe devant lui n’a absolument aucune idée de ce qui lui est arrivé avant qu’il monte dans l’Arche. Ils se sont déjà posés mille questions à son sujet et le regardent en chiens de faïence. Il ne leur ressemble pas. C’est une évidence. Son visage, ses cheveux, et sa peau sont un parchemin sur lequel s’est écrite une histoire chaotique. Il a des cicatrices sur tout le corps. Ils échangent même des mots dont il ignore le sens. Ils sont allés à l’école quand il n’a connu que la survie. Les souvenirs douloureux affluent. Son père avait tout fait pour le sauver. Ils avaient été enlevés par des hommes sanguinaires qui comptaient le dévorer, lui et sa mère. Servir de nourriture, voilà à quoi étaient destinés les enfants sur cette vieille Terre ravagée. A cette pensée retrouvée, son ventre se contracte, un vide immense se creuse dans son corps. Ses yeux pleurent. Sa maman lui manque. Doit-il leur dire ?

— Tu pleures ? Fait la petite fille blonde aux yeux clairs en s’approchant de lui. Mais où est ta maman ?

Rien que d’entendre ce mot, sa gorge se serre encore un peu plus. Comment leur raconter ? Impossible.

— Elle est morte.

— Et ton papa ?

— Il est mort.

— Ah, c’est pour ça qu’ils t’ont mis avec nous ? Nous aussi on a perdu notre maman, elle ne s’est pas réveillée du long sommeil.

— Mon papa est encore en salle de réveil, fait l’autre.

— Les adultes, c’est plus long, précise fièrement la petite blonde, en tentant de se rassurer aussi.

Quand elle a dit ça, c’était comme si une partie du poids qu’il avait sur sa poitrine s'était envolé. Il n’est pas seul. Et ici, les adultes semblent être bienveillants avec les enfants. Il se sent protégé des gens méchants. Et ces enfants, si beaux, souffrent aussi comme lui dans leurs cœurs. Peut-être qu’un jour, il leur dira..

Il leur racontera... D’où il vient.

Sa place, ici dans cette Arche, il la doit à une grande personne : Aelys. Elle a refusé de monter dans ce vaisseau titanesque construit par plusieurs générations d’êtres humains, et a décidé de rester sur Terre pour aider les gens comme lui. Sans elle, le petit Elon ne serait pas là pour vous raconter son histoire. Est-il le seul à se souvenir de son sacrifice ? Il est désormais l’unique représentant de la majorité de l’espèce humaine, qui a été sciemment abandonnée pour qu’une toute petite minorité puisse se sauver.

Cette minorité est là, leurs enfants se tiennent à ses côtés, l’air pourtant si innocents.

En observant depuis les montagnes les gigantesques murs de la Cité-État qui abritait l’Arche, ses parents lui racontaient qu’ils étaient des monstres, qu’ils ne fallait surtout pas les envier. Qu’ils étaient pires que les rôdeurs qui voulaient les dévorer. Son père lui a juré à plusieurs reprises qu’ils étaient, eux, les derniers représentants d’une humanité bienveillante.

C’était avant qu’il rencontre Aelys.

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